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Avant qu'on ne me les prenne

Avant qu'on ne me les prenne

C’est toujours la plus jeune qui demande. Toujours !

Ils viennent tous se tasser autour de moi, les yeux brillants, les membres agités, mais c’est elle qui parle.

Les plus grands, eux, sont arrivés à cet âge terrible où le doute s’installe dans l’esprit. Cet âge où la magie et l’innocence vont et viennent. Cet âge où le besoin de grandir lutte contre l’envie de croire.

Un âge étrange, souvent douloureux.

-        Raconte-nous, Koko ! Raconte-nous tes voyages !

Je ne les laisse pas attendre trop longtemps. Leur enthousiasme, aussi discret soit-il, réveille en moi une douce chaleur.

Je me lève. Il y a une nouvelle pesanteur en moi. Les garçons suivent mes gestes de leurs mains, sans me toucher. L’un enlève les obstacles devant moi et l’autre ramasse mon livre et mes lunettes, qu’il place avec précaution sur la petite table du salon.

Je leur indique le fauteuil et m’assied sur le tabouret que la petite a placé. Ils se blottissent dans le siège et je leur lance mon écharpe. Ils se caressent le visage avec.

Et au rythme de leur rire, je raconte :

**

Je me promène de corps en corps depuis très longtemps.

A chaque fois, je nourris l’espoir de pouvoir rester.

J’essaye de prendre ceux qui me ressemblent ou qui pourraient ressembler à mes descendants.

-        Les descendants, c’est nous !

-        Shhhh !  

Et à chaque fois, je suis émerveillée.

La force de ces corps.

La chaleur de leurs cœurs.

Avant qu’on ne me les prenne.

Lorsque je rentre dans un nouveau corps, la première chose que je fais c’est me regarder dans un miroir.

Alors le cœur que j’ai se gonfle d’amour pour ce corps.

Ces cheveux si épais, si doux. Je passe ma main dans un nuage et je savoure chaque boucle que je fais rouler entre mes doigts. Je prends la racine d’une mèche et je tire dessus. Observez ce mince ressort noir s’allonger, devenir vague, devenir raide.

Quand je lâche la mèche, elle garde la longueur. Une microseconde avant de redescendre dans un ralenti insolent.

Avant qu’on ne me les prenne.

Que j’aime ce visage. Ce visage sans âge, avec quelques rides parce que le temps est passé pour lui.

Trois lignes au coin des yeux. Il a beaucoup souri.

Trois lignes sur le front. Il a souffert. Il est inquiet, souvent.

Lorsque le visage de mon nouveau corps est parfait, c’est un bel espoir que je tiens. Je pourrais profiter, peut-être, de cette vie.

Avant qu’on ne me la prenne.

Je caresse ce nez épaté en harmonie avec des lèvres pleine. La bouche entrouverte sur le début du blague, d'une anecdote a venir. Une voix qui rassure son voisin, console son père, engueule sa sœur, divertit sa mère.

Avant qu’on ne me les prenne.

Je me rapproche du miroir pour mieux voir ces yeux. Dans ces yeux, bien au fond, je peux me voir et à travers moi, les corps passés.

Avant qu’on ne me les prenne.

J’admire ces bras. Je m’enlace avec. Ils sont faits pour ça. Ils ont aimé. Ils ont embrassé, bercé, cajolé. On a pleuré dans ces bras. Ces bras ont nourri, soigné, encouragé !

Avant qu’on ne me les prenne. 

Je bouge ces jambes solides. Elles ont joué, se sont exercées. Ces jambes qui rêvaient d’aller loin. Ces jambes qui ont dansé des heures pour faire honneur.

Avant qu’on ne me les prenne.

Et cette peau.

Cette peau noire qui brille au soleil, si douce au toucher. Cette peau qui refuse de céder au temps. Cette peau brune qu’ils ne peuvent apprécier. Qu’ils ne veulent pas apprécier.

Cette peau dont on se moque.

Cette peau que l’on ignore.

Cette peau que l’on m’emprunte.

Cette peau qui sert d’excuse.

Cette peau noire que ces corps doivent réapprendre à aimer après des siècles à s’ignorer, se détester.

J’espère qu’il aimera sa peau, le prochain corps. J’espère qu’il aura l’occasion de l’aimer longtemps et qu’un jour, il apprendra à ses enfants à l’aimer aussi.

Cette peau reviendra toujours, vous savez.

Elle était là avant. Elle sera là après.

Elle et la terre ne forment qu’un.

Elle est son ainée, son espoir.

Elle n’a peur de rien cette peau.

Elle ne veut qu’être aimée.

**

Mon corps est tremblant. Il expire, surpris par sa propre force. Il y a longtemps que nous n’avions pas raconté cette histoire. Nous ne formions plus qu'un. Nous nous sommes oubliés l'un dans l'autre.

Il y a en nous une sensation étrange. Une porte, oubliée , vient de s’ouvrir. Elle est vieille, rouillée, mais l’énergie qui s’en dégage est ancienne, lourde et puissante.

Une petite main nous caresse la joue et tourne notre visage. Nos yeux se posent sur notre aîné.

Ses yeux se plantent dans les nôtres. Il nous serre dans ses bras et les autres nous rejoignent.

 La porte est ouverte à présent.

Je sais alors que mon temps est passé.

Je remercie ce corps pour toutes ces années.