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La récolte de Bouki & Malice

La récolte de Bouki & Malice
Artist : Yann Laroche

Yann Laroche

Au bord de la mer, par une douce fin d’après-midi, Tonton Bouki et Ti Malice étaient assis sur le tronc d’un cocotier allongé sur un carré d’herbe. Autour d’eux, la brise marine caressait les feuilles de palmier. Un murmure de maracas accompagnant le rythme des vagues. Ce voile sonore si léger recouvrait la voix de Ti Malice alors même que celui-ci était en plein discours fervent. Ses mains traçaient des schémas dans l’air avec enthousiasme, s’assurant de retenir l’attention de son partenaire. Un peu plus âgé et plus corpulent, Bouki pendait aux lèvres de Malice. Son visage pliait sous l’effort alors qu’il essayait de comprendre l’histoire de son jeune compère. Quand vint le dénouement, Bouki tourna son attention vers un objet qu’il avait dans la main.

Kyèt ! Bouki porta sa main à sa bouche, déjà sous le charme de la possibilité de profit. Donc si je laisse mon téléphone près du marchand pendant la journée, il attrapera l’argent des transactions que les gens lui envoient par téléphone ?

Le téléphone en question c’était un smartphone que Bouki avait acheté avec l’argent qu’il avait gagné en vendant le gros de sa récolte à une chaîne de supermarché en ville. Ses poches en avaient grandement bénéficié, alors que leur petite communauté en avait extrêmement souffert. Plusieurs membres de cette communauté avaient aidé Bouki à cultiver sa terre. Presque tous comptaient sur la possibilité de lui acheter une part de la récolte à prix abordable. Plus maintenant. Ti Malice lui, était plus malin que ça. Son esprit affûté lui avait toujours permis de prendre avantage d’une situation, et surtout de Bouki. Malice ne voyait qu’un type de rapport possible avec un tel animal bête et cupide. Son plan avançait bien, il ne restait plus qu’à conclure...

Puisque je te le dis ! C’est comme attraper une balle dans les airs… PAP ! D’un geste vif, Ti Malice intercepta une balle imaginaire qui passait au-dessus de la tête de Bouki. Mais attention oui ! Tu ne dois pas être dans les parages sinon le vendeur te verra, donc laisse le téléph…

hhhmmmmMMMMMMMMMM !!! En premier, vint le grondement. Un bruit de fond qui se transforma graduellement en vrombissement oppressant. Suivant le même crescendo, ce qui aurait pu être les vibrations d’un camion qui passait tout près devint une danse chaotique à laquelle se joignirent les arbres, les pierres, et la terre autour d’eux. Évidemment surpris, les deux compères jaillirent de leur siège. En s’élançant, Bouki pressa son gadget à sa poitrine avec les deux mains en se baissant craintivement. Agrippé à sa chemise, Ti Malice s’assurait que son compagnon l’entrainait dans sa fuite plutôt que de le laisser en arrière. Efforts futiles, puisque quelques mètres devant eux la terre dansante se jeta dans les airs, explosant de passion tout en leur barrant le passage. De cette explosion jailli un tapis de minerais éclatant qui couvrit le sol alors que des confettis de lave brillants s’éparpillèrent parmi les premières étoiles. Par sa conception, cette entrée en scène surréelle mena le regard des deux spectateurs vers le corps silhouetté par tout ce chaos.

Bouche bée, Bouki se tenait devant le corps d’une femme de plus de deux mètres de haut, avec une peau lui rappelant le sol noir et riche dont il rêvait pour son terrain. Hébété par l’être devant lui, Malice n’en menait pas large non plus. Les cheveux en rasta, parsemés de pierres précieuses minuscules, la crinière de ce corps surhumain scintillait d’un millier de couleurs. Sans le réaliser, ils se retrouvèrent tous les deux agenouillés, leur attention intimement nouée à cette présence aussi éblouissante qu’intimidante. Les yeux qui se fixèrent sur eux étaient d’un rouge qui témoignait du volume de larmes qu’ils avaient déversé. Ces yeux portaient sur les deux hommes un regard d’une intensité perçante. Le souffle enrayé, le sang glacé, Malice et Bouki restèrent figés dans un silence assujétissant. Elle avait l’entièreté de leur attention quand elle décida de parler…

Jean Sòt, Jean Lespri… 

L’entendre parler était comme écouter une montagne grandir : un rythme puissant et profond, recouvert d’une mélodie vivante. Sans jamais avoir entendu ces noms auparavant, les deux compères savaient qu’ils étaient leurs.

Vous avez longtemps joué sans conscience du jeu. Par vos actions, vous avez semé des graines, sans penser aux fruits qui en germeront.

Le vent chanta, animant l’audience assemblée. Les herbes et les buissons applaudirent. Les arbres remuèrent leur feuillage, étirant leur tronc, libérant des soupirs plaintifs. Une chorale d’oiseaux libéra un torrent d’exclamation. Autant de gazouillis reconnaissant que de piailleries accusatoires et de railleries humiliantes. Pas loin, deux chiens et un âne ajoutèrent leurs cris d’affliction au feu du boucan. Pendant ce temps... par ci et là, les insectes continuèrent leurs ouvrages alors que la maitresse de cérémonie revenait à son discours.

Je viens annoncer la récolte… La prochaine phase de votre jeu commence.

Elle se tourna vers le soleil qui glissait doucement derrière les mornes. En une seconde, l’éclat rougeâtre du crépuscule se propagea à la cime des arbres, enflammant ceux-ci et imbibant le ciel d’une couleur sanguine. Ses yeux rivés sur les montagnes enflammées, elle continua…

Ils arrivent... vos enfants… guidés par vos ancêtres…

L’être se tourna pour poser sur Bouki un regard portant un dédain abyssal. L’homme ne sut où donner de la tête. Ce visage, d’une beauté si envoutante, lui communiquait tant de mépris qu’il perdit toute confiance en sa perception de la réalité. Dans cette confusion totale, la vérité des mots suivants le frappa de plein fouet.

Les zonbi qui n’existent que pour consommer, convaincus qu’ils sont trop stupides pour être responsable de leurs décisions…

Son visage se tourna vers Ti Malice, et celui-ci n’y vit que de la rage. Il ne put s’empêcher de détourner le regard en laissant s’échapper un petit cri de sursaut. Normalement il aurait déjà fait porter le chapeau à Bouki, mais là il n’osait absolument pas répliquer. Sa peur ne le protégea pas de la véracité des propos qui suivirent.

Les lougawou, convaincus que le fait d’avoir leurs pouvoirs est raison suffisante pour l’exploitation de ceux qu’ils nomment autres...

Les accusations présentées, elle se recentra. Délicatement, elle joignit les mains et ferma les yeux pour une courte prière.

... et toutes les traces maladives du passé. La gangrène nourrie par un manque de conscience et de cœur, mêlé à une abondance d’âmes et de moyens. L’union comme seul remède...

Après un instant de silence, elle ouvrit les yeux et son visage se déchira en un sourire exalté. Le regard exhibant une folie ardente ; prédateur, calme, et langoureux.

Bonne récolte !

 Ses yeux rouge vif s’imprimèrent dans leur conscience tel un flash qui sombra le reste de leur champ de vision dans l’obscurité. Quand leurs yeux se réhabituèrent à la lueur du crépuscule, les deux hommes réalisèrent que la forme imposante devant eux s’était transformée. Là où se dressait un corps à la peau ébène, s’étendait maintenant la noirceur d’un ragé. Les pierres précieuses brillant parmi les dreadlocks faisaient maintenant office d’yeux à une mosaïque de silhouettes diaboliques aux visages enragés, guettant depuis la profondeur de la végétation.

La peur enlaçait Ti Malice, une pression suffocante épousant sa poitrine, emprisonnant son bassin et sa gorge. Dans son esprit, il pouvait voir ces monstres l’écharpiller, savourant chacune des fibres de son corps. Une vision cauchemardesque inspirée de quelques faits réels spécifiques, le tout écrit et réalisé par les plus savants de ses démons intérieurs. Dans son enfer, ses yeux névrosés cherchèrent une source de salut.

Les larmes caressaient ses joues. Bouki avait reçu le baiser de la mort. Il était transi par l’expérience de cette forme divine. Percé par le dédain qu’il avait perçu dans ce regard écarlate. Nourris par l’amour né de cette beauté anthracite. Dans un moment, sa honte, sa peur, son désespoir, tous fondirent devant cette ardeur. Il ressenti un froid oppressif, qui justifiait les flammes de son âme. Il connut l’omnipotence de l’ignorance, et le désir incandescent qui fleuri dans sa matrice. Il reconnaissait enfin l’entièreté de sa stupidité. L’ensemble de son être.

Stupéfait, Ti Malice vit de l’amour dans les yeux de Bouki. Il crut reconnaitre cet éclat désireux comme la soif impatiente qu’il a manipulé tant de fois. Les habitudes du passé vinrent éclipser sa confusion paralysante…

‘Ton Bouki, tu l’as entendu ! Ce sont nos enfants ! Ils ont besoin de notre aide !

Animé d’une panique hystérique, il s’agrippa au col de son camarade, s’accrochant malgré lui à cette assurance dans le regard de Bouki.

Je sais de quoi ils ont besoin ! Il y a des hommes de l’autre côté de l’océan qui ont des outils puissants. Une puissance qu’ils nous ont volé ! Je ramènerais ces outils ici, on vivra tous comme des rois !

Bouki n’était pas si sûr que ça soit une bonne idée. Mais bon, ça n’a jamais été son fort de comprendre ces choses-là. Pendu à son col, Ti Malice murmura à son oreille.

Mais ce dont ils ont vraiment besoin maintenant... C’est un chef. Un héros. Un guide… Ils ont besoin de toi ! Leur président !

Ti Malice se propulsa vers la plage en poussant Bouki, dans la direction opposée au ragé et aux démons qui y trainaient. Décampant au ras du sol entre la chute et la fuite, le capon cria par-dessus son épaule.

Kenbe la monkonpè ! Je reviendrais avec le salut que nous méritons !

Bouki ne réagit pas, il regarda simplement la fuite du compagnon avec qui il avait partagé tant d’histoire. Arrivé sur la plage, ce dernier se rua sur un canot délaissé sur le sable. Haletant, Malice poussa le vieux corps fouillé jusqu’à l’eau, grinçant les dents d’effort, de frustration, et d’impatience. Traversant le prostyle marin, il se haussa à bord, et tapota frénétiquement l’intérieur du canot à la recherche d’une rame quelconque. Témoin de cette cavalcade hystérique, Bouki suivait le bateau de Malice du regard. Toujours transi par l’amour qu’il venait de ressentir, sa seule volonté était de vivre ce moment jusqu’à sa fin. En l’honneur de celle qu’il avait rencontré aujourd’hui, il se tourna vers les montagnes enflammées. L’obscurité avait quitter le ragé, et rampait maintenant vers ses pieds, puis le haut de son corps. Dans son ignorance, il resta ouvert au touché de la nuit, au froid, à la peur, à la violence, et à la douleur portés par les ombres. Pendant une seconde éternelle, les ténèbres l’avaient complètement submergé. Dans cet espace de désespoir, l’humilité ayant fleuri dans son cœur, un éclat nait.

Ti Malice touillait dans son esprit en ramant. Tout ce qui l’a mené ici se confondait avec tout ce qui suivra. Son esprit si malin savait qu’il y avait une solution parfaite qui lui permettrait de contrôler la situation. Une réponse qui amènerait paix et confort à ses pensées... Il avait survécu ! Qui sait comment ces monstres l’auraient puni. Une ligne droite et il sera accueilli sur une terre plus calme, plus accommodante... Il n’y a plus rien pour lui ici ! Plus rien ni personne... Instinctivement, il se tourna brusquement pour voir une dernière fois la part de lui qu’il avait pensé être prêt à abandonner. Sur la rive, la nuit était tombée. Les ombres confinées au ragé quelques minutes plus tôt avait complètement pris possession de tout recoin de ce côté de l’horizon... Mis à part un espace, devant le tronc d’un cocotier allongé sur un carré d’herbe... Là, un brasier polychrome dansait avec les étoiles. Les monstres et fantômes qui l’avaient tant effrayé s’enjaillaient maintenant autour du feu. Une grosse masse à la fois velue et gluante, s’acharnait violemment sur plusieurs tambours avec une dizaines de bras. Éparpillés sur le sol, une multitude de cloportes se trémoussait harmonieusement, formant une tapisserie vivante, scintillante et frétillante. Çà et là, plusieurs corps aux proportions bizarroïdes, gambadaient gaiement autour du feu. Certains soufflaient dans des sifflets, d’autres dans des vuvuzelas. D’autres encore avaient des bouteilles ou des râpes usées sur lesquelles ils tapotaient ou frottaient des bâtonnets métalliques. Un dernier, clairement bourré, avait une bouteille qui balançait avec le poids de son contenu. Il la porta à sa bouche et laissa sa tête tomber en arrière. Après un grand long trait, il étendit le cou vers l’avant d’un coup, libérant un jet de flammes.  Ti Malice ne savait plus quoi penser devant ce spectacle. Ces figures menaçantes dévoilaient une sensibilité au plaisir et à l’art qu’il n’aurait jamais cru possible, étant donné leurs apparences. Leur comportement leur donnait un air extrêmement humain. Devant lui, il voyait simplement une tribu. Une famille qui célébrait la majesté d’un feu... Le feu... Ce brasier gigantesque, et iridescent... L’esprit de Ti Malice était fracassé en morceaux... On aurait dit un fluide sur le point de couler vers les cieux... Un fluide qui... Il n’arrivait plus à bouger, ni à formuler quelconque pensée... Son sang se glacis d’effroi...

Bouki dansait au centre des flammes.

La vie, la mort, dans chacun de ses pas. Il ne dansait pas. Son corps était en osmose avec le rythme du monde, et la danse lui venait naturellement. La famille autour de lui l’avaient reconnu comme leur messager. Ils célébraient son inspiration, ils partageaient la beauté qui l’enivrait. La beauté éternelle qui se trouve au-delàs de la mort. Ils lui avaient rappelé son nom. Ils l’avaient accueilli chez lui...  En tant que Gede.

Ti Malice s’était recroquevillé sur lui-même, persuadé d’avoir condamner son compère à bruler vif. Pendant tant d’année il s’était amusé à mener Bouki en bateau, avait-il été trop loin cette fois ci... ? Pourquoi avait-il vraiment autant tourmenté ce goinfre... ? Ti Malice était tétanisé par la peur de perdre tout ce qu’il a toujours été. Le plus malin. Le gagnant. Le juste. Pétrifié par l’angoisse, il s’abandonna inconsciemment à la merci de l'océan nébuleux. Pendant qu’une nouvelle réalité fleurissait dans le cœur de Bouki, une autre se fanait dans celui de Malice.

Ainsi, les deux commençaient de nouvelles aventures bien différentes, mais toujours parties du même rêve. Deux éléments d’un même mouvement. Deux fractions du même tout. Deux facettes du même vécu. À quoi bon choisir un favori ? Chacun a son lot à récolter, ainsi que l’habilité d’apprendre à cultiver consciemment.

N’est-ce pas là un signe de l’amour qui nous lie tous ?