Le Fil Rouge
Je n’arrive pas à me souvenir d’une époque de ma vie où je n’étais pas plongée dans les imaginaires du monde. Toute petite, ma mère me racontait des histoires que sa propre mère lui racontait.
Rassemblés en bas du lit de la Matriarche, les enfants se pelotonnent les uns contre les autres. Les plus petits quasiment aux pied de la mère. Si proche d’elle que leurs nuques se plient à un angle inconfortable, mais ils le réaliseront plus tard dans la soirée. Les plus grands s’installent plus loin, adossés contre les murs ou les meubles. Leur attitude pourrait nous faire penser qu’ils sont forcés d’être là. Pourtant quand l’appel aux histoires retentit dans la maison, ils étaient les premiers debout. Ils sont aussi les premiers à « shhhh » les chahuteurs pour entendre la suite. Pendant ces quelques heures où l’âge n’a pas d’importance, ils s’envolent pour des mondes où les têtes coupées parlent, les arbres se déplacent et les oncles ont des pouvoirs magiques.
Les années passent, une transition se fait entre l’art oral et l’écrit. Les mercredis après-midis sont passés en bibliothèques. Les samedis, on va chez Pêle-Mêle. Et les soirs de ces deux jours, les livres sont dévorés, finis et relus. Les jours où je ne peux aller chercher mes propres lectures, je me retrouve à fouiller les bibliothèques des membres de ma famille comme un charognard.
Très vite, me voilà à mon tour en train de raconter des histoires à mes petits cousins. Inspirée par les contes et les histoires de mes Mères, j’invente pour les petits. Je leur demande trois mots et de ces trois mots découlent des mondes absurdes et fantasmagoriques.
C’est à l’âge de dix ans que j’écris et finis mon premier roman. Il est court et intensément dramatique. Je n’irai pas bien loin avec cette histoire, mais, pour ma mère comme pour moi, quelque chose vient de bousculer notre univers commun.
Un défi vient de s’installer dans mes mains.
Une évidence se lit dans les yeux de ma mère.
Je viens de trouver mon fil rouge.
Attirée par les contes, les légendes et les monstres du monde entier, c’est bien plus tard, à l’âge adulte, que je comprends pourquoi je me sens si bien dans ces univers. C’est grâce à eux que je comprends les gens et le monde qui m’entourent. La littérature m’ouvre à mes émotions. La fantasy aiguise ma curiosité sur l’histoire du monde. L’imaginaire est le schéma qu’il me faut pour comprendre l’humain et ses actions. Sans lui, je suis perdue, je suis seule.
Cependant, l’excitation que je ressentais pour ces histoires s’atténue. Dans ces milliers de livres que je lis, je me cherche et je me retrouve de moins en moins. Je m’ennuie. Les sujets se répètent, les héros se ressemblent et aucun ne me ressemble. Je les connais tous. Je les ai vus. Je les reconnais. A croire que seul un petit groupe de cultures a survécu au temps.
Durant mes recherches pour trouver une œuvre qui me fera voyager plus loin que mes frontières, je me rends compte que je peux trouver plus facilement de quoi faire dans le monde littéraire anglophone. Celui-ci semble bien plus enclin à laisser sa chance à des sujets ou des personnages différents du consensus occidental – en comparaison à la littérature francophone. Plus d’expérimentations sont permises. Et il semble y avoir un public pour.
La littérature anglophone a toujours eu quelques temps d’avance sur la francophone, encore plus dans les littératures de genre. L’imaginaire suit le même rythme que le reste. Je serais médisante si je ne précisais pas que certaines maisons d’éditions tentent de rattraper nos confrères anglophones. Pour beaucoup d’entre elles, il s’agit de traduire des textes qui sont déjà passés par le marché anglophone. Pour ceux qui ne sont pas traduits, on replonge dans les répétitions de contes et de légendes ou d’utilisation des légendes du monde, mais d’un point de vue occidental.
Des auteur.ice.s francophones dans l’imaginaire (ou littérature de genre.) qui ne sont pas des hommes, blancs et/ou hétéros, on a vite fait le tour.
Si on prend la peine de traduire ces auteur.ice.s traduit.e.s de l’anglais, c’est qu’il y a un public. Peut-être qu’au fond on doit aller les chercher, nos auteur.ice.s, nous-mêmes ? Caché quelque part dans un petit appartement rempli de plantes, les locs dans son headscarf favori. Les ongles rongés, les cernes profondes et le regard intelligent.
· Vous vous souvenez du fil rouge ?
Depuis quelques années, il s’est transformé en barre de fer chauffée à blanc.
Écrire me démange. Créer me dérange. Mon cerveau n’a de cesse de se remplir et les mots se bousculent dans ma bouche, sortant parfois dans le désordre. Les amis imaginaires de mon enfance sont devenus des personnages en manque d’aventures qui errent dans les limbes de mon esprit.
Ce blog est tout d’abord pour me sauver de moi-même. Un besoin très égoïste, donc.
L’incompréhension et la curiosité que je ressentais pour ce monde ont peu à peu laissé place à un sentiment de désespoir et de rage difficile à contenir. Un besoin d’agir s’est posé dans mes bras. Cette sensation insupportable d’avoir un milliard de fourmis qui s’agitent sans but précis dans mes veines. Un sentiment indécent de perdre mon temps. « Je peux faire mieux. Je peux aider mieux. Je peux être plus utile. »
Mais, comment ?
Je n’ai pas l’habitude du terrain. Je ne suis pas douée pour confronter. Je suis plus lente, j’ai besoin de temps pour assimiler, pour réfléchir, pour apprendre, pour agir, ...
Pour écrire.
Le fil rouge.
Mes armes à moi seront les mots, les miens et ceux des autres. Mes armes à moi, c’est notre histoire. Me réapproprier notre histoire. Je parlerai de nos héros. De nos chants. Je décrirai nos jeux, nos angoisses, nos fous-rires. Je parlerai des femmes qui m’ont faite. Je parlerai d’un futur heureux. Pas pour moi. Pas pour nous. Probablement pas. Pour nous, il reste une nouvelle lutte pour que les générations suivantes puissent connaître la paix.
C’est grâce aux histoires que j’entends depuis mon enfance. C’est grâce à elles que je sais que l’espoir existe. Mais, surtout, c’est grâce aux histoires que je sais qu’il doit être le moteur de toutes nos actions.
· Masapo Na Biso
Masapo Na Biso signifie « nos contes ». On pourrait le traduire littéralement par «Nos histoires à nous», la double possession étant relativement importante dans ce contexte. J’ai choisi ce nom pour mettre l’accent sur le côté communautaire du blog. ManaBi sera un safe space consacré à la création pour des auteur.ice.s racisé.e.s, queer, francophones. Les histoires publiées ici auront un lien avec les littératures de l’imaginaire. Une occasion pour nombre d’entre nous de continuer l’exploration de nos racines, nos cultures, nos origines et notre passé. Ainsi que l’occasion de poser une brique de plus dans l’espoir que nous construisons.